L’eau est à la planète ce que les émotions sont au cerveau. Elles sont responsables de la diversité des paysages qu’on y trouve et elles sont indispensables à la vie. Et comme pour l’eau, nous ne nous rendons pas compte qu’elles occupent la grande majorité du territoire que nous habitons.
À notre naissance, il n’y a même que ça dans notre cerveau, des émotions. La raison émerge plus tard, comme un volcan sous-marin qui surgit des profondeurs pour atteindre enfin la surface de l’océan après avoir grandi discrètement à l’abri des regards.
Et nous, nous n’habitons que cette partie de notre planète mentale. La partie solide, la raison. Nous sommes des animaux terrestres, des animaux raisonnables. Mais qui dit raisonnable, dit aussi con. Cette raison divise alors notre planète mentale en deux. La partie habitable, la raison, les continents, et la partie inhabitable, les océans, et elle les considère comme isolés l’un de l’autre. C’est la base de la science, isoler les objets les uns des autres pour pouvoir étudier leur fonctionnement.
Et une fois que notre cerveau a établi la frontière entre ces deux milieux, il la considère comme infranchissable. Soit c’est liquide, soit c’est solide, ça ne peut pas être les deux en même temps pour la raison. Elle est étonnée quand elle constate que ce n’est pas vrai, qu’elle rencontre des sables mouvants, des fluides non-newtoniens, qui se comportent comme un solide lorsqu’on tape violemment dessus, mais comme un liquide dans lequel on s’enfonce lorsqu’on pose doucement le pied dessus. La raison est surprise de voir que la frontière n’est pas aussi nette qu’elle le croyait, qu’on peut la traverser.
C’est la même chose pour celle qu’elle met entre la raison et les émotions. Pour notre raison, la raison c’est la terre et les émotions, c’est l’océan. Et le frontière entre les deux est infranchissable, tout comme celle entre liquide et solide. Pour lui expliquer qu’elle ne l’est pas, il n’y a pas mieux que l’eau sur Terre.
Reprenons au début, à la naissance. Il n’y a que de l’eau, des émotions, sur notre planète mentale quand vers 3 ans un volcan, la conscience émerge à la surface, pour devenir habitable vers 6 ans, à l’âge de raison. Quand le volcan sort de l’océan, nous considérons alors la partie émergée comme isolée de l’eau pour établir la frontière nette dont la raison a besoin pour fonctionner, mais c’est faux.
On oublie la pluie. Que dès que le volcan dépasse la surface de l’océan, il pleut dessus. Et la pluie, c’est de l’eau. Un nuage, c’est un peu d’océan qui se balade dans le ciel. Et quand il retombe sur la terre ferme, il creuse le sol. L’eau forme des rivières, des fleuves. Autant de frontières pour la raison pour qui l’eau est un milieu hostile qu’il croit infranchissables. Ce sont le rivières et les fleuves d’émotion qui divisent la raison, qui établissent des frontières infranchissables entre les territoires.
« L’océan », ça n’existe que pour la raison. C’est un mot, un concept, il désigne l’élément liquide, mais il est établi sur la partie solide de notre planète mentale. Le mot « océan » a bien des frontières qui le sépare clairement des autres mots, comme cacahuète, par exemple. S’il y a une différence, c’est qu’il y a une frontière, et une frontière, ça ne peut être que terrestre, une rivière, un fleuve, une montagne.
« L’océan », c’est du solide, le concept ne peut s’établir que sur un morceau de terre émergée, il n’y a qu’elle qui peut être divisée. Le mot « océan » est tout aussi solide que le mot « terre » pour la raison. Le mot « océan » est un continent, séparé par une frontière d’un autre continent, le mot « terre ».
Et quand on regarde ce qui les sépare, on s’aperçoit que ce n’est rien d’autre qu’une émotion. Habitable d’un côté, sur terre. Inhabitable de l’autre, dans l’eau. En sécurité d’un côté, en danger de l’autre. La frontière, c’est la peur. On a peur de l’eau. On a peur de nos émotions. Et on ne se risque à les traverser qu’en dernier recours, si on ne peut pas faire autrement. On reste sur terre autant qu’on peut, on ne se risque sur l’eau que si on y est contraint. On explore toujours la rive sur laquelle on est avant d’essayer de traverser.
Voilà à quoi servent ces rivières et ces fleuves d’émotion. À nous forcer à explorer de fond en comble le petit morceau de terre isolé par les cours d’eau qui l’entourent avant d’essayer de les traverser et d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Ce n’est que pour établir un ordre. Toujours explorer la terre ferme pour trouver des ressources avant d’essayer de traverser l’eau, n’y penser que quand elles viennent à s’épuiser.