Si les systèmes politiques étaient soumis à l’équivalent d’une horloge biologique qui leur donnerait un temps de vie invariable propre à leur espèce, comme les crises qui se manifestent simultanément dans des pays qui n’ont pas l’air d’avoir d’autre lien entre eux que celui d’avoir changé d’orientation politique au même moment, qu’est-ce que ça changerait ?
Ça changerait qu’on pourrait anticiper. Entreprendre la bonne action, au bon moment, adopter un comportement approprié au lieu de faire n’importe quoi. Et dans ce cas, le comportement approprié serait la dissolution des institutions en fin de cycle, au lieu d’attendre leur inéluctable destruction.
Mais je ne peux pas l’imposer, je n’ai pas de preuve scientifique de ce que j’avance, je n’ai rien de solide sur quoi m’appuyer. Archimède (je crois) disait : « Donnez-moi un levier assez long et un point d’appui, et je soulèverai la Terre ». Là, j’ai beau avoir un levier, je n’ai pas de point d’appui.
Pierre-Gilles de Gennes avait le même problème lorsqu’il parlait des institutions. Des institutions scientifiques qui finissent par être des freins à la recherche au lieu de la favoriser lorsqu’elles arrivent en fin de cycle. Et il arrivait à la conclusion que l’attitude scientifique à adopter dans ce cas serait de décider de leur dissolution au moment où le système bascule.
Mais il faisait le constat que même les scientifiques qui ne font pas d’états d’âmes lorsque la science leur indique ce qu’il faut faire ne le font pas. Elles ne se dissolvent pas, elles s’accrochent, elles persécutent comme l’inquisition Galilée. J’en ai les larmes aux yeux. La science ça doit servir à combattre l’obscurantisme, ça ne doit pas en produire. Jamais. C’est un meurtre, c’est la tuer. Et tuer, c’est interdit.
Ce n’est qu’une ligne, mais un scientifique digne de ce nom comme Pierre-Gilles de Gennes refuse de la franchir. Pour lui, c’est un mur psychologique. Une séparation entre deux mondes aussi claire que celle qui séparait l’est et l’ouest avec le mur de Berlin. De l’autre côté, ce n’est plus la même chose. Et il n’y a pas de retour possible.
Passer de l’autre côté ne relève que d’un choix personnel. C’est un ligne au sol, ce n’est pas un mur solide sur lequel on peut s’appuyer. Il suffit de pousser un peu les gens pour qu’ils passent d’un monde à l’autre, il n’y a rien à quoi s’accrocher de manière rigoureusement scientifique entre les deux. Et pour un scientifique, le piège de la rigueur est redoutable.
Je ne peux même pas condamner ceux qui tombent dedans, ils sont simplement humains. De faibles humains qui ont besoin d’avoir quelque chose à quoi s’accrocher pour ne pas être emportés par le courant. S’ils n’ont rien pour le faire, ils partent à la dérive. Ce n’est toujours que de la physique.
Et moi, j’ai Pierre-Gilles de Gennes. Pour se sortir du piège de la rigueur qui aurait dû le mener à conduire les institutions scientifiques au bûcher, il avait un exemple. Une institution qui s’est dissoute d’elle-même pour ne pas devenir un frein sans que rien ne l’y oblige, je ne sais plus laquelle. Et s’il pensait que c’est la bonne voie, je le suis, je m’accroche à lui.
Je rêve d’avoir le cerveau de cet homme. C’est mon Maître, je ne suis que son disciple, je ne lui arrive pas à la cheville. Mais je fais de mon mieux pour copier l’architecture de son cerveau. C’est dans une tête comme la sienne que je veux habiter pas une autre. Il nous a donné les plans qui lui ont permis de produire tant de résultats pour la science, il ne s’agit de ne pas les perdre. C’est un trésor qu’il faut absolument conserver.