Il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’auto-construction sociale dont je parle est un concept anarchiste. Aucun problème pour moi, je le revendique. L’anarchie, ce n’est pas l’absence d’ordre, mais c’est dire qu’il ne peut pas être absolu en matière sociale, que la loi doit être assez solide pour pouvoir s’adapter aux circonstances.
L’auto-construction dont je parle s’inspire des travaux de Jean-Marie Lehn en chimie. La chimie est une science, une science très fiable, mais à notre époque, le mot science, n’est plus pluriel, il est devenu LA science, qui est invoquée comme un Dieu tout puissant. Personnellement, quand j’entends LA science, en majuscule, celle qui donne le la, ce ne peut être que la science physique. La seule vraie science, la seule qui ne soit pas statistique.
La physique est une science qui dit pourquoi ça se passe comme ça. Dans telles conditions, tel objet se comportera comme ça et pas autrement. Elle prédit le comportement de cet objet à coup sûr. Telles conditions, tel résultat en raison des propriétés de l’objet qui font qu’il ne peut pas faire autrement à cause des lois de la physique.
En chimie, c’est différent. Elle dit qu’en mélangeant telle et telle substance dans telles conditions, j’obtiendrai tel résultat. Mais elle ne dit pas pourquoi, le pourquoi relève de la physique, elle se contente de constater. La physique voudrait que telle atome mis en présence de tel autre dans les bonnes conditions devrait réagir avec l’autre. A coup sûr, la physique dit qu’ils n’ont pas le choix. Mais en chimie, le plus souvent seule une partie des réactifs produit le résultat attendu, une autre reste intacte ou peut produire autre chose.
Mais la chimie reste pourtant une science fiable. Elle s’appuie sur une autre branche des mathématiques, les probabilités, qui donnent de remarquables résultats à condition de s’appliquer à de grands nombres. En chimie les nombres sont grands, très grands, des centaines de milliards de milliards d’objets pour l’unité de base, 6,0221409 fois 10 puissance 23, le nombre d’avogadro.
Du coup, elle n’a pas besoin de dire que telle molécule fera ceci ou cela quand elle rencontre telle autre, mais que quand on met on met en présence un grand nombre des deux, il en ressort toujours une troisième dans les mêmes quantités. Des quantités que la physique est incapable de prédire. Elle dit pourquoi les molécules réagissent, mais ni la physique, ni la chimie ne disent pourquoi elles ne réagissent pas toutes. On ne peut pas dire a priori que cette molécule réagira, tandis que cette autre, non.
La chimie, c’est de la physique appliquée aux conditions réelles. L’ordre absolu de LA science, la physique, ne s’applique que dans des conditions idéales. Toutes les autres, même la chimie qui est très très fiable sont statistiques, probabilistes. Elles font abstraction des circonstances dans lesquelles la réaction a lieu, elle se contente de dire que quand on met des molécules différentes en présence l’une de l’autre en très grand nombre, les circonstances seront réunies quelque part dans le mélange pour qu’il y ait réaction. Avec une remarquable constance.
Mais voilà, si pour une molécule inerte cela n’a aucune importance de savoir si celle-ci réagira et celle-là ne réagira pas, il n’en est plus vraiment de même lorsqu’il s’agit d’humains. Leur sort individuel ne peut nous être indifférent, la loi doit pouvoir s’appliquer à tout le monde, à chacun, partout, tout le temps. Elle ne peut donc pas relever de l’idéal rigide de la physique, de l’autorité pour se faire respecter, mais pas non plus de la chimie statistique qui n’accorde aucune importance à l’individu noyé dans la masse.
Mon idée de l’anarchie consiste à s’attacher à comprendre comment les lois de la physique s’articulent avec celles de la chimie. Disons que la rigidité des lois de la physique sont à l’état solide, tandis que celle de la chimie sont à l’état gazeux. L’auto-construction, l’anarchie, serait alors un état intermédiaire entre les deux, l’état liquide, qui est un peu des deux.
Réfléchir à la manière dont les lois s’appliquent pour obtenir le résultat escompté, plutôt que de vouloir faire appliquer les lois autoritairement pour produire ce résultat. C’est à dire se contenter du résultat partiel de la réaction chimique, au lieu de s’acharner à vouloir que toutes les molécules réagissent de la même façon comme le voudraient les lois de la physique.
Dès lors, il ne s’agirait plus d’imposer un ordre général, mais de permettre à l’ordre désiré d’émerger de manière locale, sans savoir exactement où et comment, tout en étant sûr qu’il émergera quelque part en quantités maîtrisées.
Pour moi, l’anarchie, c’est ça. L’ordre local, le chef temporaire, les conditions nécessaires à l’auto-construction sociale. Et le vent de la réalité qui souffle dans ce sens montrera que c’est une évidence, l’anarchie, c’est une science.